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Extraits

- Précepteur, taisez-vous car je suis la malheureuse dont l’âne a été dévoré l’autre jour par le loup et, quand je vous entends chanter, la voix de mon pauvre animal me revient à la mémoire.

- Salope ! Déjà que je vais arriver à l’école avec la marque de tes cinq doigts sur une joue… A ce soir, conclut-il en finissant de se revêtir, putain à petites mamelles molles et si vaste vulve prévue pour des poulains…

- Je te hais ! s’offusque l’élève indignée, lui jetant au visage un vase qu’il évite.

- Mais moi aussi je t’aime à la folie, qu’est-ce que tu crois ?... En tous cas, si je meurs bien avant toi comme je l’espère, je refuse que tu te fasses ensuite baiser par Anselme, ni par Roselin, ni par…

- Ah bon, mais il me restera qui ?...

- Je te hais !

- Mais moi aussi je t’aime à la folie, qu’est-ce que tu crois ?...

- Et le maître de l’école Notre-Dame part. Le soir venu, après les études, les scolares, qui d’habitude à cette heure livrent à la postérité des chansons de corps de garde en allant vers les prostituées, reprennent un refrain déjà ici lu :

- Je te hais ! fait l’un à son voisin qu’il bouscule du doigt.

- Mais moi aussi je t’aime à la folie, qu’est-ce que tu crois ?...réplique l’autre en pivotant sur lui-même.

Et la comptine ouverte au vent vole partout sur l’île de la Cité et même sur les lèvres fredonnantes de nobles dames en riches litières entourées d’escortes armées. Elle arrive jusqu’aux oreilles de Fulbert qui rentre chez lui en chantant :

- Je te hais !

« Mais moi aussi je… », se répond-il, dans un joli pas chassé qui fait tournoyer sa soutane de chanoine, avant que de refermer derrière lui la porte du presbytère.

« Héloïse, ouille ! », pp.90-91, Jean TEULE, Ed. JULLIARD.

« Qu’ils soient soporifiques ou percutants, le commandant CHANEL abhorrait les discours. Il préférait le murmure des aveux et le bruit intense de la respiration du présumé coupable.
Ses hommes le confirmeraient : c’était un discret, un mesuré, et l’idée de mettre en avant sa petite personne lui était insupportable. Il aimait être apprécié mais, surtout, ignoré de sa hiérarchie. On était loin du profil chien fou ou de celui de shérif. Si cela ne tenait qu’à lui, il travaillerait sans lieutenant à manager, sans capitaine à dynamiser, sans objectif à fixer, sans taux d’élucidation obligatoire, sans magistrat sur le dos et sans avoir à consigner la moindre démarche dans d’interminables procès-verbaux. Mais cela était évidemment impossible à imaginer. Ce qui lui plaisait, c’était que les mandarins du 36 lui fichaient une paix royale, qu’il détenait la plus performante équipe du service et le taux d’élucidation le plus élevé. A dire vrai, il n’avait pas l profil habituel et sa hiérarchie s’était souvent posé la question sur son orientation dans la police. »

Le style CHANEL, dans « Tiré à quatre épingles », page 9, Pascal MARMET, MICHALON EDITEUR, 2015.

« Ils ne prononcèrent plus une parole. Les mots ici n’avaient aucun pouvoir. Tels des danseurs figés dans leurs mouvements, ils s’étreignaient en silence, confiant leurs corps au flux du temps. Un temps où se mêlaient le passé et le présent, et peut-être aussi le futur. Leurs deux corps ne faisaient plus qu’un, le souffle tiède d’Eri caressant à intervalles réguliers la nuque de Tsukuru. Il ferma les yeux, s’abandonnant aux échos de la musique, l’oreille tendue vers les battements du cœur d’Eri, auxquels se superposait le cliquetis du petit canot attaché à la jetée. »
Haruki MURAKAMI, L’incolore Tsukura Tazaki et ses années de pèlerinage
pp. 312-313, Ed. BELFOND

<<  A bord, c’est la liesse, ils ne savent même plus quel jour ils sont.  Le portable ne capte plus, quant à la VHF elle est éteinte pour motif d’économie de batterie.  Alain est le plus âgé de tous, il promène un regard paternel sur son petit groupe.  Il ignore quel sera l’aboutissement de cette quête marine, mais aujourd’hui, devant ces visages heureux,  il a la certitude de distribuer du bonheur.  Même si  le bateau se traîne, l’équipage récupère tant au physique qu’au moral. Pour ne pas reproduire l’incident de la bôme baladeuse, le skipper bricole adroitement un dispositif qui la bloquera en cas de nécessité.  Ils sont trois maintenant à bien connaître le fonctionnement du voilier.  Ni les virements de bord ou l’utilisation du pilote automatique ne sont un secret.  Quant à la vieille optique, depuis l’histoire du caboteur, ils redoublent d’attention. Pour recharger les batteries que, au fond, ils sollicitent peu, ils naviguent au moteur pendant une paire d’heures.   Le fouineur agréé du bord a découvert plusieurs lignes de traîne avec une boite de leurres.  Alain retrouve les réflexes de marin-pêcheur en attrapant une superbe bonite qui finira à la poêle. >>

Dans  << Sillage pourpre >>, p.60, Rémy COCHET. 

 

AVT Nicolas-d-Estienne-dOrves 4701<< J'ai plongé dans l'hitlerisme comme je suis tombé dans Wagner. J'ai vraiment cru que le Rhin cachait de l'or, que des dieux ailés nous scrutaient depuis les nuages et que le marteau de Thor était plus fort que tout...Mais je me suis trompé.

- Quel rapport avec les camps ?

- A vrai dire, aucun. Mais si ces abominations dont on parle ont vraiment eu lieu, l'Europe entière en porte la responsabilité, car l'Europe entière était consciente du rêve hitlérien, ses partisans comme ses ennemis.

-Tu veux dire que tout le monde a laissé faire ?

- On parle de centaines de milliers de morts...Peut-être des millions. Et personne n'aurait su ça ?

- Nous n'en savions rien.

Lucien m'a fait un clin d'oeil étrange, à la fois acide et navré.

- Comme moi, tu es un artiste, Guillaume. Comme moi tu es intuitif, tu sens les choses sans qu'elles soient dites. Plonge en toi-même, Guillaume, et sois honnête.

Puis, il s'est éloigné. Avant de disparaître derrière une maison à colombages, il s'est retourné vers moi et a ajouté d'un air désolé :

- Ca nous arrangeait tous de ne rien savoir ...

 

Dans << Les fidélités successives >>, Nicolas D'Estienne D'Orves, Le livre de Poche, pp.655-656.

 

pascal-marmet 

 

Nous étions ouverts sept jours sur sept parce qu’au septième jour, épuisés, mais heureux, on torréfiait à l’oreille du matin au soir jusqu’à incendier nos narines.

Mon Disneyland c’était d’enfoncer mes dix doigts dans ces lacs de fèves fendues, de les porter sous mon nez en feu d’artifice.

J’adorais ça depuis toujours.

Je me rappelle que je noyais mon nounours dans les sacs de café pour m'endormir enveloppé de cette odeur consolante.

Dans cette maison du café, je fus initié au miracle de la transformation du grain originel en élixir noir chargé d‘arômes envoûtants.

Avec les années, une promotion me propulsa pilote de la locomotive d’inox qui trônait sur le zinc, roi de la vapeur, empereur du moulin à broyer au plus juste les nobles arabicas.

En panache, mon cappuccino s’encapuchonnait d’une crème consistante, fier de la finesse de son tissage, de sa couleur noisette rendue vive par ses reflets fauves. L’arôme y était intense, riche de distinctions fleuries, de fruits d’ailleurs, de cacao fort et de brioche grillée. Et au palais, avec le juste d’amertume qui décline l’astringent, mon élixir se corsait, se veloutait, ensorcelait.

J’ai adoré préparer ces milliers de jus noirs.

Tout est fini.     

 

Le Roman du café, Pascal MARMET, p.18, Ed. du Rocher.

 

 

j.grishamLe nom technique était " audience de mise en état ". C'était une brève réunion des avocats avec le juge pour apporter leurs conclusions et discuter des premières phases de la procédure. Pas de procès-verbal, juste des notes informelles prises par un greffier. Souvent, surtout dans la salle d'audience de Harry Seawright, le juge se faisait représenter par un de ses subalternes.

Ce jour-là cependant le juge Seawright présidait la réunion. En tant que doyen des juges du district nord de l'Illinois, il disposait d'une grande salle d'audience, un lieu splendide et spacieux au vingt-troisième étage de l'immeuble fédéral Dirksen, sur Deaborn Street, en plein centre. Les murs de la salle étaient lambrissés de chêne sombre ; il ne manquait pas d'imposants fauteuils de cuir pour accueillir les différents acteurs.  Côté droit, à la gauche du juge donc, les plaignants, Wally Figg et David Zinc.  Côté gauche, à la droite du juge, l'équipe de Rogan Rothberg, une dizaine d'avocats pour Varrick Labs. Leur chef, bien entendu, était Nadine Karros, la seule avocate présente dans la salle. Pour l'occasion, elle arborait un tailleur bleu marine classique de chez Armani, avec une jupe au-dessus du genou, des jambes nues, et des escarpins de créateur, à semelles compensées et aux talons de douze centimètres.

Wally ne pouvait pas détacher ses yeux des chaussures, de la jupe, de l'ensemble.

- On devrait peut-être plaider plus souvent devant un tribunal fédéral, avait-il lancé à David, qui n'était pas d'humeur à plaisanter.

 

Les partenaires, John GRISHAM, pp. 214-215, Ed. Pocket. 

 

 

remi.duchene« Brauquier représentera pendant trente-cinq ans les intérêts de sa compagnie dans les cités portuaires du vaste monde. Il sera le premier levé pour guetter à l’horizon l’arrivée des vaisseaux dans la brume du matin ; le premier que l’on voit sur la jetée, prêt à accueillir les voyageurs et les marchands ; le dernier couché, après avoir guidé les hommes et abrité la cargaison ; la dernière silhouette que l’on distingue sur le quai devenu désert, quand le navire s’éloigne. Trapu, bien campé sur ses jambes drapées d’un pantalon blanc, le regard aigu sous un front rapidement dégarni qu’il couvre volontiers d’un panama, les photos le montrent à son affaire devant les cargos et les paquebots à Saigon, Nouméa ou à Alexandrie. Son visage parfois soucieux s’éclaire élégamment d’un léger sourire lorsqu’il se détend en compagnie de sa femme ou de ses amis. » 

 

L’Embarcadère des Lettres, pp. 431-432, Rémi DUCHENE, Ed. LATTES.    

 

 

pascal-marmet

<< La route ressemblait à un lacet jeté au hasard sur une colline. De discrets portails bordeaient les talus, et il était impossible d'apercevoir les villas cossues dissimulées sous les futaies. Puis la chaussée se fit chemin. A chaque voiture rencontrée, une négociation invisible s'établissait entre chauffeurs. Celui qui pouvait le mieux reculer se serrait dans une encoignure d'entrée privée pour laisser passer. A droite, une dernière montée avec un panonceau : lou Naouc.

En ouvrant la portière, une terre gorgée d'eau fuma sous mes semelles. Une bouffée du sucré seringat, de lavande fine, de mimosas et de lys fut dévorée par mes narines. Les aromates prirent rang, les cerisiers s'offrirent, les olives s'immiscèrent et les pieds de tomates s'avancèrent. Quand les roses se présentèrent sous mon palier, j'étais en transe. Le paradis des nez existait.>>

Le roman du parfum, Pascal MARMET, page 179, Editions du Rocher. 

murakami.jpg <<Pas d'erreur, il y avait deux lunes.

L'une était la lune originelle, celle qu'il avait toujours vue, l'autre était bien plus petite, et verte. Elle avait des formes plus irrégulières que la lune primordiale et un rayonnement infiniment plus modeste. On aurait dit un enfant disgracié, indésirable, que de pauvres parents lointains auraient imposé par suite d'on ne sait quelles circonstances. Pourtant, elle était bien là. Ce n'était ni une vision, ni une illusion d'optique. Mais un véritable corps céleste qui possédait des contours et une substance. Ce n'était pas un avion, ni un dirigeable, ni un satellite. Ni une lune en papier mâché fabriquée par qulque plaisantin. C'était indubitablement un bloc rocheux, silencieux, inébranlable, qui occupait dans le ciel nocturne une position déterminée. Comme un grain de beauté qui vous a été donné par le destin ou un signe de ponctuation posé là après mûre réflexion.  >>  

1Q84, Livre 2, page 420, Ed.10/18.  

 

pascal-marmet « Je décide de ne pas lire. Pas maintenant. J’ébroue mes souvenirs pour les voir s’envoler comme des gouttelettes. D’ ailleurs, l’insomnie est garantie ce soir. Retrouver mon lit vide comme un océan pour y flotter, non merci. Je m’attaque à des factures, des contrats, des paperasseries pour vider ma tête. Les corvées administratives m’éloignent de mes obsessions. J’avale des somnifères et quand je sens que les petites pilules blanches commencent à se dissoudre, je m’effondre dans mon caveau chimique. Je sombre, je naufrage dans la boîte noire et je me débats dans un gouffre se transformant à sa guise en labyrinthe, obscur et infranchissable. Au réveil, je suis en nage et avec la bouche sèche comme du papier. Et toutes les nuits je recommence la fuite en avant pour finir barricadé dans un coin du lit. Sur les dix années que je viens d’assassiner, aucune nuit ne m’a libéré de ma boîte noire. » (ds « A la folie », Pascal MARMET, www.pascalmarmet.com, Ed. France Empire, pp.47-48) 

 

quitterlemonde« Soudain, elle a jeté un coup d’œil à la ronde et son regard est tombé sur moi, arrêté devant la porte de l’église. J’y ai décelé une froideur détachée, et elle m’a adressé un bref signe de tête avant de revenir au groupe de gens qui l’entouraient. Ce moment m’a longtemps hanté, par la suite. Avait-elle voulu me dire qu’elle savait exactement qui j’étais ? Mais, dans ce cas, pourquoi faire suivre ce regard glacial d’un geste qui semblait indiquer que nous étions d’une certaine manière unis dans l’affliction ? Ou bien cherchais-je une signification à ce qui n’étais peut-être que la réaction machinale d’une femme en deuil soudain exposée au contact d’une foule d’inconnus ? Sans le secours des mots, nous nous trompons souvent sur le comportement des autres. Une mimique ou un froncement de sourcils contiennent une myriade d’interprétations possibles. Il y a là une vérité radicalement élusive, comme celle qui se cache derrière un accident, et dans ce cas aussi le choix de l’ambiguïté peut se révéler un bouclier fiable. » 

 

Ds " Quitter le monde ", Douglas KENNEDY, Ed. BELFOND, Pocket.               

 

 

montsaintmichel   

« Roman reste interdit près d’elle, étreint par le poids de ce qu’elle vient de lui dévoiler. Blême, les yeux effarés, il se lève en s’appuyant sur sa canne.

- Roman … ne dis rien maintenant, murmure Moïra en lui touchant timidement le bras. Je sais que tu ne diras rien, je sais que ce que je te demande est très grave, et que, si tu y consens, il te faudra bouleverser les esquisses de ton abbaye … mais je t’implore d’y bien méditer, pense à la paix qui règne aujourd’hui sur le rocher … et donne-moi ta réponse, je t’attendrai ici, la nuit du …

- Non ! l’interrompt-il avec véhémence. Non, Moïra, répète-t’il plus doucement, surpris par sa violence. Tu ne dois plus venir au Mont… C’est moi qui irai à toi, quand ma décision sera prise…

La peur. C’est une peur nouvelle et brutale qui a guidé la réaction du moine. La puissance des entrailles de cette terre est réelle… Tout ce que lui a dévoilé Moïra a pris, en cette seconde, une signification différente.

- Bien, dit-elle, tremblante. Comme tu voudras.

Elle se relève. Il regarde la croix de l’autel, la fumée des cierges lui pique les yeux. Il peine à respirer d’un souffle régulier. Il suffoque. Elle lui prend le bras, il se laisse faire. Elle le guide vers la sorite, comme une seconde canne. Elle regarde son destin droit devant elle, elle scrute l’avenir de son histoire que détient seul, cet homme qui frôle son flanc. Moïra entrouvre la porte de la chapelle Saint-Martin. Une rafale de vent s’engouffre dans ses cheveux. Tout est noir, soumis au craquement  de l’air et de l’eau qui s’acharnent une fois encore contre la montagne, dans leur passion guerrière. Là-haut, elle devine la silhouette de l’Eglise, et elle sent la chaleur du corps de Roman. D’un geste désespéré, elle se tourne vers lui et l’étreint.

- Roman, Roman ! Roman, je veux te dire… Quoi que tu décides, mon amour pour toi ne faiblira pas ! »

 

Dans « La promesse de l’Ange. », Frédéric LENOIR et Violette CABESOS, Ed. ALBIN MICHEL.         

 

 

 

 

patrick.lapeyre << C'est de toute évidence un hôtel pour happy few, avec un salon aussi vaste qu'une salle de cinéma, des fauteuils profonds, des miroirs immenses, des murs tendus de velours rouge.Au moins, elle ne pourra pas dire qu'il a fait les choses à moitié. Pendant qu'ils attendent à la réception, deux employés pendus au téléphone n'en finissent pas de vérifier que la chambre 57 a bien été libérée ce matin. A chaque fois qu'on sonne, il n'y a jamais personne, s'excuse le plus âgé des deux, qui parle comme dans La Cantatrice chauve.Il y a forcément quelqu'un, dit l'autre en leur tendant finalement la clef de la 59. Le petit déjeuner est servi à partir de sept heures.Ils n'ont rien répondu.Maintenant les dés sont jetés. Ils traversent à nouveau le hall d'entrée et le grand salon rouge, avec cette allure déliée qu'ont les gens en paix avec eux-mêmes.Tu sais quoi ? dit Nora en appelant l'ascenseur, c'est tout le contraire. Le contraire de quoi ? demande-t-il. De ce que tu disais tout à l'heure à la piscine. Il y a trop d'amour et il n'y a pas assez d'amoureux. Donc, il y a toujours  un reste. Ce n'est pas faux, mais je te propose qu'on y réfléchisse après, dit Blériot en la poussant dans l'ascenseur. >>

Dans " La vie est brève et le désir sans fin.", Patrick LAPEYRE, Ed. P.O.L. 

 

 

houellebecq<< Dans ma vie de consommateur>>, dit-il, <<j'aurais connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais absolument pas heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison ...>>

 

Dans " La carte et le territoire.", Michel HOUELLEBECQ, Ed. Flammarion.   

 

 

  tesson<<Cendrars en verserait, des larmes salées. La ville a vécu. Panama l'a tuée, il y a cent ans, en épargnant le Horn aux transatlantiques. Les bateaux ne s'aventurent guère devant le cap, ils coupent devant le canal. Les équipages n'ont plus à se refaire une santé à Valparaiso. La ville s'est assoupie sur son rivage. Rien n'est fatal comme devenir inutile.

  Cette ville, autrefois, était un hospice avec les bars du port en guise de pavillons de santé. On s'y installait quelques semaines en convalescence. On se remettait à coups de pisco des rugissements des quarantièmes. On attendait l'ordre de repartir et c'était une époque où l'on savait attendre ! Aujourd'hui, dans les établissements ne flotte même plus le parfum des lieux oubliés. Les Chiliens boivent du vin français en rêvant des Etats-Unis. Ils ont élu une femme qui discourt sur l'ordre mondial. Les généraux ne s'assassinent plus. Dans la rade, il n'y a que les destroyers qui oublient que le temps passe. Ils tournent, hérissés de canons, ignorant que l'océan est Pacifique. >>

 

Extrait de " La chance " dans " Une vie à coucher dehors." , Syvain TESSON, NRF, Gallimard.

 

Khadra Moulessehoul <<Par la fenêtre ouverte sur un ciel bleuté où la lune se veut médaillon, je m’apprête à voir défiler, au ralenti, mes turpitudes et mes joies, et les visages familiers. Je les entend arriver dans un roulement d’éboulis. Quel tri préconiser ? Quelle attitude observer ? Je tourne en rond autour d’un abîme, funambule sur le fil du rasoir, volcanologue halluciné au bord d’un cratère en ébullition ; je suis aux portes de la mémoire, ces infinies  bobines de rushes qui nous archivent, ces grands tiroirs obscurs où sont stockés les héros ordinaires que nous avons été, les mythes camusiens que nous n’avons pas su incarner, enfin les acteurs et les figurants que nous  fûmes tour à tour, géniaux et grotesques, beaux et monstrueux, ployés sous le fardeau de nos petites lâchetés, de nos faits d’armes, de nos mensonges, de nos aveux, de nos serments et de nos abjurations, de nos bravoures et nos défections, de nos certitudes et nos doutes ; bref, de nos indomptables illusions …Que garder de ces rushes en vrac ? Que rejeter ? S’il n’y avait qu’un seul instant de notre vie à emporter pour le grand voyage, lequel choisir ? Au détriment de quoi et de qui ? Et surtout, comment se reconnaître au milieu de tant d’ombres, de tant de spectres, de tant de titans ? … Qui sommes-nous au juste ? Ce que nous avons été ou bien ce que nous aurions aimé être ? >>  

 

 Dans " Ce que le jour doit à la nuit. ", Yasmina KHADRA, Ed. POCKET.  

 

 

Pamuk<< Après avoir fait l'amour, Ka et Ipek restèrent couchés, enlacés sans bouger. Le monde entier était si silencieux et Ka si heureux qu'il eut l'impression que ce moment avait duré très longtemps. Il en fut arraché par l'impatience et bondit hors du lit pour regarder par la fenêtre. Il penserait plus tard que ce long silence avait été le moment le plus heureux de sa vie et se demanderait pourquoi, quittant les bras d'Ipek, il avait mis un terme à ces instants de bonheur inégalé. Il donnerait pour raison une " inquiétude ", comme si quelque chose allait survenir, dehors, dans la rue enneigée, quelque chose qu'il devait atteindre.

Pourtant, de l'autre côté de la fenêtre il n' y avait rien d'autre que la neige qui tombait. L'électricité n'était pas encore rétablie, mais une bougie dans la cuisine, à l'étage inférieur, diffusant une lueur orangée à travers la fenêtre couverte de givre, éclairait les flocons qui tombaient lourdement. Ka penserait par la suite qu'il avait abrégé les instants les plus heureux de sa vie parce qu'il était incapable de supporter cet excès de bonheur. Pourtant, encore couché dans les bras d'Ipek, il n'avait pas conscience d'être aussi heureux ; il éprouvait une grande sérénité et c'était si naturel qu'il semblait même avoir oublié pourquoi toute sa vie s'était partagée entre détresse et inquiétude. >> 

 

Dans " NEIGE ", Orhan PAMUK, NRF, Gallimard.  

 

 

 

nothomb" Rarissimement, le dégoût s'évanouissait. Quand elle entendait une musique qui lui paraissait belle, quand elle traversait un lieu étouffant et recevait de plein fouet la largesse de l'air glacial, quand l'excès de nourriture d'un banquet s'oubliait dans une gorgée de vin âpre, c'était mieux qu'un répit : soudain le dégoût s'inversait et il n'y avait pas de mot pour son opposé , ce n'était ni de l'appétit ni du désir, c'était mille fois plus fort, une foi en quelque chose de trop vaste, qui se dilatait en elle au point de lui exorbiter les yeux."

Dans " Acide sulfurique ", Amélie NOTHOMB, Le Livre de Poche.


« Par une belle matinée d’avril, j’ai croisé la fille cent pour cent parfaite dans une ruelle passante du quartier de Harajuku. A franchement parler, elle n’était pas si jolie que ça. Elle n’attirait pas spécialement l’attention. Elle n’était pas habillée à la dernière mode. Sur la nuque, ses cheveux étaient encore tout froissés par le sommeil, et elle n’était même pas dans sa prime jeunesse. Elle devait voir pas loin de trente ans. On ne pouvait plus l’appeler une « fille » à strictement parler, c’était presque une « dame ». Et pourtant, cinquante mètres avant de la croiser, je savais déjà. Je savais qu’elle était la fille cent pour cent parfaite pour moi. Dès l’instant où j’ai aperçu sa silhouette, mon cœur s’est mis à vibrer comme s’il y avait un tremblement de terre, ma bouche s’est desséchée comme si elle était pleine de sable. »

 

Dans « L’éléphant s’évapore. », Nouvelles, Ed. BELFOND.

 


<< Ya- t-il pire révélation que de se rendre compte qu'un rêve que l'on s'attache à poursuivre, si l'on entrouvre ses portes, est devenu vide au-dedans, comme le sont tous ces rêves devenus réalisables et que, pourtant, l'on ne réalise pas, sans même comprendre que c'est tout simplement parce que l'on a senti intimement qu'ils n'existaient plus.   Est-il donc si dur de renoncer à uni chimère, à une espérance ?

A croire que les rêves sont plus constitutifs de notre être que nos actes et que, comme autant de miroirs en creux sans cesse posés devant notre regard, ils construisent à nos yeux notre propre image mieux que les reflets de notre ici et maintenant. Nos rêves dépourvus des limites du vrai et des contingences du monde tangible. En cela trop réels, volatiles, expansibles à l'infini, capables de reléguer le vécu dans de minuscules retranchements, défendant leur inexpugnable bastion comme la plus manifeste, la plus salvatrice et la plus dangereuse des évidences. >>

 

Dans " Amours en fugue ", Christelle RAVEY, Ed. de la Boucle.

 

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